Jules

Plusieurs fois par semaine, sous le soleil ou la pluie, Jules, 26 ans, biologiste marin, monte dans une barque aluminium à moteur avec son matos de plongée. Main sur l’accélérateur, il décolle vers l’une des 10 zones où il mène son étude. Il passe 2-3h dans l’eau avec des poissons clowns, 37 couples en tout, toujours les mêmes depuis un an. Le reste du temps, il est au labo enclavé entre l’océan et la forêt tropicale et il essaie de tirer des conclusions à tout ce qu’il a vu.

« Ce qui me fait vibrer là-dedans c’est ce truc de liberté totale. Pour mon travail, prendre un bateau et aller sur l’un des plus beaux lagons du monde pour regarder un animal trop cool, faire des trucs avec et rentrer tranquillement au bureau ou au laboratoire. C’est un plaisir ultime. » «
Un plaisir ultime donc… Je comprends ce qu’il veut dire. Moi ça me captive déjà de regarder les poissons évoluer. L’émotion d’apercevoir une raie léopard entre les coraux ou la tête d’une murène qui s’apprête à chasser. Lui c’est le niveau au-dessus, il va voir toujours les mêmes individus et en plus on lui donne les moyens d’apprendre à parler leur langage. J’ai les yeux qui pétillent et je trouve que ça ressemble à mort à La Sagesse de la Pieuvre , en mieux.
« Tu préfères passer 1h au bar avec tes potes ou 1h dans l’eau avec les poissons clowns? »
Sa réponse: il préfère quand même aller au bar, il finit par se lasser des poissons plus que de ses potes. Pourtant, il avoue quand même « L’année dernière, j’ai passé 6 mois sans les voir (les poissons) et en vrai ils m’ont manqué, j’avais envie de les voir, curieux de savoir comment ils allaient ». Pas des potes donc, plutôt une fascination pour l’autre, un être vivant à la fois étranger et familier. Jules me parle des différences de personnalités entre les espèces, qui ne sont pas liées uniquement à la génétique mais aussi à la fonction naturelle de l’animal. Le poisson clown en a deux : défendre son territoire, son anémone, et entretenir un groupe social, avoir des interactions. Tout ça l’a rendu prudent et courageux, à l’échelle de l’espèce. Comme pour l’humain, le temps passé à un bureau ou à l’extérieur conditionne aussi forcément ta personnalité.


Quand on zoome au niveau des individus, les couples ont des comportements hyper différents. « La différence de personnalité est assez fulgurante ». Jules a ses préférés. Parfois c’est parce que leur « territoire » est très joli. C’est plus sympa de se baigner dans de l’eau claire que dans la vase… ok. Et parfois c’est parce qu’ils dégagent des émotions que Jules ne peut pas s’empêcher d’interpréter: certains sont timides ou un peu peureux, ils se blottissent dans l’anémone à son approche, d’autres sont curieux. « Il y en a que j’aime bien parce qu’on a une histoire commune. Par exemple, un couple ne pondait pas d’oeufs, mais ils avaient l’air super heureux, ils étaient toujours ensemble. C’est dingue mais tu sens quand un couple de poissons clowns est heureux, ils sont collés ensemble, je sais pas, c’est des animaux sociaux et hiérarchiques dont plein de comportements ne sont pas expliqués. » (pourquoi une histoire commune? ). D’autres, il les déteste carrément. Une femelle notamment, hyper agressive, surtout avec Franscesca une des collègues de Jules. « Alors qu’elle était vraiment plus cool avec un autre biologiste » « On avait émis pleins d’hypothèses » mais pour l’instant le mystère reste entier.
Même s’il trouve qu’il y a « quelquechose de magique » à comprendre un organisme si différent de nous, Jules s’éloigne d’une vision naïve à la Disney où les poissons parleraient comme nous. « On appelle ça le Umwelt, la perception de l’environnement par un organisme. Par exemple, les cachalots ont une vue flinguée et font de l’écho-localisation donc on ne pourra jamais vivre ce qu’ils vivent ». Dans Manières d’être vivant de Baptiste Morizot, on parle d’altérité profonde entre les espèces. Jules ne pourra jamais comprendre à 100% les poissons clowns, mais ce minuscule échantillon contient en lui seul suffisamment de paillettes pour le faire rester 4h par jour sous la mer, un sourire dans le coeur même sous la pluie, suffisamment pour me faire l’écouter pendant autant de temps sans avoir envie de l’interrompre. Dans ma Cool Life, je me dis que j’aimerais avoir le temps d’aller voir les poissons davantage, et tous les jours.
« Le poisson c’est important dans toutes les cultures au monde, à partir du moment où il y a un accès à la mer. C’est quand même qu’il y a une connexion. »
Ok Jules, il est temps de redécouvrir cette connexion je crois, ramener à Marseille un nouveau type de lien humain-animaux, jubiler dans l’alterité, se sentir vivant dans les yeux de l’autre, même si c’est un poisson. Concrètement, on pourrait décider d’un Grand Parc Marin Citadin, interdire la chasse et la pêche à 400m des côtes du Prado à la Joliette, supprimer le quai des paquebots à côté du Mucem et interdire le traffic maritime hors voile dans toute la rade. A l’entrée du port, les voiliers auraient besoin d’aide pour lancer les amarres. Pendant le confinement, on a vu des dauphins à quelques mètres de la côte de Malmousque. Et si c’était toutes les semaines ? Et des millions de daurades devant la plage des prophètes. Alors au lieu d’aller au cinéma ou faire du shopping, on les regarderait jouer, on irait voir la reproduction des gorgones et on tenterait d’approcher les loups curieux. Comme les Coral Gardeners de Moorea, on planterait nos coraux sous l'eau. Moi je suis chaude.